Fous devant, tous dedans !

FousDevant_1Il y a des jours où la dinguerie du monde vient taper au carreau de manière plus insistante que d’habitude. Non qu’un événement nouveau vienne surpasser en aberration ou abomination ceux de la veille. Non, ça, chaque jour entre va de la gueule et morts violentes on est blasé… et puis suffit de fermer les yeux une minute, hein, et d’imaginer ce qui est en train de se passer à l’instant dans tous les coins de la planète. La mélasse convulsive du toujours plus tout ce qu’on veut pour les uns et le contraire pour les autres – les richesses et les misères, les puissances et les soumissions, les jouissances et les douleurs entortillés comme les vers d’une terre hallucinée et très bientôt exsangue, lasse, si lasse de nos turpitudes…

Eh bien non, même pas, ce qui tout-à-coup(1) me frappe et sidère plus encore, chez nous les occidentaux du moins, c’est comme on se sent normaux, RAS, on est bien soulagés d ‘ « échapper aux extrêmes », d’ailleurs on vote pour que ça continue – en mieux, bien sûr, propre sur soi, refondation, reconquête et moralisation poudre de perlimpinpin, notre cuisine à l’abri si possible des terroristes et autres frappadingues qui sont le revers dément d’un déni généralisé : que notre monde fonctionne à l’invivable. Eux revendiquent leur folie mortifère alors que nous, nous nous contentons – outre enjoindre aux fuyards de rester en enfer – de déléguer nos destinées aux machines, ça ne date pas d’hier(2), que nos raisons d’être, de croire et d’espérer se réduisent à la gestion boutiquière de nos existences. Plus vite plus haut plus fort, on change pas l’équation juste de vocable, que tout change pour que rien ne change, optimisation, sécurisation, compétitivité – aaargh -, productivité et interactivité, ah oui pas oublier l’interactivité avec par-ci par-là une dose de lâcher prise pour assouplir le rythme, on n’est pas avares en mots d’ordre pour le temps présent, et puis maintenant les fameux GAFAM nos maîtres à ne pas penser, maîtres es stratégie, plus besoin de se demander comment on fait puisqu’ils ont déjà « révolutionné nos vies ». Tous à nos tablettes, virtuoses du clavier, une génération planétaire de dactylos, bien atomisés tous pareil et prétendument différents. Ah oui, on peut choisir ses options, ses fonds d’écran.

FousDevant_2Dé-raison. Arraisonnement jusqu’à l’os. Ce court-circuit / coup de force permanent, tous hameçonnés shootés aux performances algorithmiques, et toujours forcément en retard sur leur puissance de calcul qui excèdent des milliards de fois celles de nos cerveaux- allez-y les gars passez devant. Les autres, pas au courant, à la ramasse plus encore. Désincarnation technicienne, intelligence artificielle, idéal machinique, mirage transhumaniste, bientôt enfin plus besoin des humains ! Si, juste pour porter les costards, conduire les bagnoles et faire de la figuration à la télé… Baisser les impôts et taxer les robots. Pendant ce temps, sous le tapis, avec la peau de qui, dans quel camp de travail, pardon dans quelles conditions sont produits mes t-shirts, le sucre pour mon café, l’essence pour ma voiture, mon ordi et tutti quanti – et puis après, quand on a oublié, changé de vie, d’opérateur, quelles ultimes poubelles, ultimes cloaques aux métaux lourds ? Oh, mais faut pas croire, on a 1% de plus riches de la planète(3) et plus de 10 millions d’emprisonnés – pas les plus dangereux, ceux-là on en a besoin pour avoir des hommes forts sur tous les continent. Et on gère, on gère, on lance nos filets. Marché des drones en plein essor, couvre-feu, état d’urgence, mesures, résolutions, états généraux et sommets internationaux; refondation, trumpitudes et poutineries, cap au pire monde beckettien l’élégance du style en moins on aurait de quoi être gênés de l’eau dans les narines(4), pour le moins pas très à l’aise, voire un peu honteux, mais on va pas faire une scène, n’est-ce-pas ?(5) Non, on n’en fait pas un drame, life goes on, t’es pas drôle tu nous emmerdes, on va pas s’empêcher de vivre, quand même. On sait nager, entre deux eaux troubles. Quoi, les autres ? Quels autres ? Quelqu’un a entendu quelque chose ? Monte un peu le son, oublie pas tes mises à jour et d’acheter du bio, pas se prendre la tête.

Oh là, petit malin, ça va bien de hurler avec les loups, mais c’est quoi, la solution ?

FousDevant_3Ben y a pas. Je n’ai pas de solution, toi non plus, ni eux…, ou bien pour dans 20 ans, ou 50, une paille à la vitesse où ça va… Tous assez fous, les niais comme les cyniques, pour survivre à cette folle molle détresse planquée dans l’oreiller, et on fera pour que Titanic se survive : l’humain est LE problème qui n’a pas de solution. Sauf à sortir de l’anthropocène – c’est le rêve fou de Bernard Stiegler, contre-folie je suis à fond d’accord, …dès qu’on trouve la porte – ou attendre la prochaine vague d’extinction des espèces. La nôtre, tant qu’à faire ça tomberait bien, le Jour du Seigneur, on éteindra les lumières.

Non, pas de remède, que des contrepoisons. Total bricolage, souvent admirable. On dit résister mais c’est avant tout insister, faire corps, poursuivre là où on sent les braises des passions gaies, malgré tout. Malgré tout. Et tisser nos vies en filaments souterrains, les pousser loin, aussi loin qu’on se sent la force d’aimer encore, et chérir notre fragilité, comme nos amis. La laisser à son cheminement aléatoire vers d’imprévisibles ensemencements et floraisons. « Disciples du sol plutôt que régents de l’histoire »(6), ouaip. Prendre modèle sur les saxifrages(7) . Il y a un temps pour rester sous la couette, un autre pour aller sur les places. En décider, ou bien se laisser faire. Attentif aux affordances, guetter le moment propice, et puis faire levier. Ca tient à pas grand chose, là est la magie. Fildefériste de notre propre existence, on a la précaution d’un poulpe. On s’occupe aux différences entre ce qui (se) passe et ce qui (nous) arrive. On est modeste.

 

FousDevant_4

(1) En fait, c’est un concours de circonstances fortuit qui m’a fait lire simultanément deux ouvrages, un essai et un roman, a priori sans rapports mais qui sont entrés en résonance d’une manière qui m’a arrêté, piqûre de rappel soulignant à quel point la folie est, sous divers visages, au cœur de l’entreprise humaine. Folie multiséculaire, culminant aujourd’hui dans l’avènement planétaire du capitalisme et du technologisme, rendant plus qu’incertain quelque chose qui aurait pour nom « avenir ». L’essai, Dans la disruption, est de Bernard Stiegler. Il pointe le pharmakon – tour à tour remède et poison – qu’est la rationalisation instrumentale de nos existences, initialement garante de notre survie et de notre bien-être matériel, devenue maintenant la norme de nos existences, assurant la suprématie de l’entendement sur la raison, transformant ainsi nos vies en quelque chose de « gérable » – avec pour corollaire l’abandon de la question des fins : qu’est-ce qu’une vie qui vaut la peine d’être vécue ? Ce qui, concrètement, s’observe dans la délégation d’un nombre toujours croissant de pouvoirs aux entreprises privées, qualifiées de seules « performantes », entérinant l’institutionnalisation de l’impuissance publique – autrement dit des citoyens (que les discours convoquent à proportion du fait qu’ils s’effacent). Jean Ziegler, il y a quelques années déjà, faisait le même constat avec la même lucidité : « Les nouvelles féodalités capitalistes détiennent un pouvoir qu’aucun empereur, aucun roi, aucun pape n’a possédé avant elle (…) Ces nouveaux seigneurs féodaux sont les maîtres de l’empire de la honte ».

Le roman, Conquistadors, est d’Eric Vuillard. Il nous raconte, dans une sobriété de style qui sert l’imagination, cette folie de la conquête, la recherche hallucinée d’un ventre vierge – Nouveau Monde, Nouvelle Castille -, à violenter absolument pour en extraire cette pureté illusoire de l’or qui par la suite nous fera loi. Entreprise de mort qui accoucha de notre monde présent : « Un fou parle à son peuple et le convainc de tout quitter. Et pourquoi ? Pour un songe malade, une vision de rien du tout, un sac d’or. Alors la meute aiguise ses dents, le grand corps s’ébranle, traverse le monde et meurt au bord de rien (…) C’est drôle. L’homme a perdu toute retenue. Il dérive au devant de sa troupe, comme une boule, croyant aller culbuter les quilles, roule vers la rigole qui l’entraîne au néant. »

 

(2) [Stiegler, pp 166-167] Précédée, à la charnière du Moyen Âge et de la première modernité, par la fin de la lecture à voix haute au profit de la lecture silencieuse, c’est-à-dire par la fin du murmure du monde, de sa psalmodie ou de son chant, le processus de colonisation des Nouveaux mondes initia « la globalisation, fruit de la folie des navigateurs portugais et espagnols, partis à la conquête des Indes (ʺorientalesʺ puis ʺoccidentalesʺ) : [B. Stiegler cite ici Peter Sloterdijk] ʺSans l’élaboration de systèmes de démence se justifiant comme étant des actes rationnels de tels bonds dans l’indistinct et dans l’inconnu, les voyages des portugais et des espagnols n’auraient jamais été entrepris.ʺ Autrement dit (…), la modernité des Temps modernes repose sur le déchaînement d’une nouvelle sorte de folie – et, peut-être déjà, d’exportation de l’Occident comme barbarie extra-territorialisée. »

Et, en écho [E. Vuillard, p. 57] : « Les conquistadors avançaient, le poing mouillé de sève, dans le gravillon, ils tenaient prêt l’intarissable croc, la truelle qui retourne la terre et se frotte au vide. Mais, bientôt, il n’y aurait plus de Terre promise où disperser nos tribus. L’unité du monde ferait fondre les idoles et les vouerait à terminer leur vie minuscule en lingots dans les coffres de la couronne. Il n’y aurait plus qu’un seul monde, une seule humanité. Il n’y aurait plus de replis, plus de lacunes, plus de royaumes rêvés. Il n’y aurait plus d’Eden sauvage. La terre était ronde à présent. Il y aurait les dialogues de Galilée, la merveilleuse mappemonde et la tragédie prosaïque du savoir. »

(3) Et parmi eux des saints : le fondateur d’Amazon vient de lancer sur Twitter un appel à idées pour dépenser sa fortune. Je gage que l’Afrique a postulé.

(4) http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2017/07/09/fred-vargas-l-etre-humain-ne-reagit-que-quand-il-a-de-l-eau-dans-les-narines_5158205_4497916.html

(5) Gilles Deleuze, abécédaire à la lettre R comme Résistance : « dans notre vie quotidienne, il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme. On assiste à une scène où quelqu’un, vraiment, est un peu trop vulgaire. On ne va pas faire une scène, on est gêné (…) à la base de l’art, il y a cette idée, ou ce sentiment très vif, une certaine honte d’être un homme.. qui fait que l’art ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. »

(6) Paul Vidal de la Blache, géographe, cité par Sylvain Tesson (France Culture, 19/07/ 2017).

(7) En total accord avec la profession de foi de Saxifraga politica, collectif réuni par la philosophe Marie-José Mondzain : http://www.formes-vives.org/saxifrage

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