… le diaphane, pour laisser venir

Il faut parfois plusieurs années pour prendre la mesure de ce que l’on a fait, ou essayé. Deux ou trois ans après avoir réalisé cette peinture, je sentais qu’elle « ne m’avait pas tout dit ». Quelque chose d’elle m’échappait encore. J’ai alors décidé de vivre avec et je l’ai installée dans mon lieu de vie. En la faisant j’avais privilégié le rythme qui la balaie de gauche à droite en s’accrochant aux tons boisés qui la scandent. Mais au fil des mois c’est dans sa profondeur qu’elle s’est peu à peu révélée.

Au premier plan, ce balayage, mon geste visible. Il n’a ni couleur ni consistance propre. Le diaphane c’est lui, vaporeux comme une brume ou une buée qu’on cherche à effacer avec la paume ou l’avant-bras. Pour tenter d’y voir plus clair. Qu’y vois-je alors ?

Au second plan ces formes orangées, une matière peut-être mais indécise. Qui hésite à résister. Des vestiges de rectangles, une ancienne construction maintenant estompée ? Les coulures en bas du tableau font penser à des fils de chaîne. S’agirait-il alors de pièces de tissu – des drapeaux de prière ? – vouées à s’effilocher ? La chair du monde, ce quelque chose flottant devant mes yeux plutôt que rien ?

Puis, en arrière plan, voici enfin ce qui donne à cette peinture tout son lest et – à mes yeux – son pouvoir d’attraction : ce fond où les bleus et les bruns tournent au noir. Fond insondable, fragment d’un « espace infini et silencieux » que les limites de la toile ne parviennent pas à emprisonner. Ce fond qui n’est rien et dont tout provient. D’où toutes choses, dont nos existences, surgissent. Hasardeuses, fugaces et incertaines (nous nous mentons gravement en faisant endosser ces qualificatifs aux réprouvés de la Terre, comme si nous-mêmes pouvions en être épargnés). Et cependant miracle auquel nous prenons si peu garde. L’accueillir et l’accompagner dans son devenir-visible. Cette toile assume la fragilité de ce surgissement, en même temps qu’elle le soustrait à la perdition. Ce faisant elle m’enjoint de réitérer quotidiennement la traversée des apparences, quitte à gommer la surface – sans jamais pouvoir l’effacer vraiment – pour toucher à quelque chose qui puisse vibrer. Le diaphane est alors la volonté de représenter au travers même de sa réfutation. Pendant que je regarde la surface c’est en fait le profond qui me regarde. Laisser faire cela. Si mon hésitation parvient, loin de toute virtuosité et comme malgré moi, à se sublimer en retenue, alors peut affleurer l’invisible pulsation du profond.

Octobre – novembre 2021,
122 x 96 cm

De même que chaque toile est une quête de cette « position d’équilibre » évanescente, toujours à reconquérir, dans laquelle Henri Michaux voyait la seule réalité du Moi, de même voudrais-je tant que nous sachions traverser les jours le pas léger. Réaffirmer tout à la fois notre appétit de vivre et desserrer l’étreinte. Cesser d’appuyer pour, autant que possible, ciseler notre être-au-monde (et à autrui). Ne rien savoir à l’avance et néanmoins dresser la table, préparer le couvert. Ne rien clore ni achever, tenir la porte ouverte au miracle de la présence. En incarner l’attente. Laisser entrer ce qui nous fait être.

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