Là où j’échoue quelque chose d’autre s’affirme

On est en juillet, dans la jeunesse de l’été. Depuis quelque temps j’ai travaillé plus souvent à plat qu’à la verticale, laissant une place accrue à l’aléatoire, au liquide, aux taches et éclaboussures. J’aspire à me retirer. Laisser faire la marée. Je me sens prêt pour des brumes et des océans, pour l’eau et ses songes. Et puis…

Echouage

… Une envie de célébrer le présent, qui a surgi d’un coup. Sans raison apparente, comme ça arrive parfois, sinon d’être là, toujours vivant, malgré tout. Comme si ça tenait du miracle, de la première fois. Surgissement depuis un fond obscur qui se serait plissé, contracté pour délivrer une clarté. Eternel retour des éveils comme autant de feux follets sur fond de nuit commune. C’est la nuit des temps, sans doute, où vient s’inscrire parfois une version heureuse du « pourquoi moi ? ». Alors ce fond ne disparaît pas, il remonte en même temps que cette singulière pyrotechnie qu’on est chacun lorsqu’on se décide à aimer, à chanter, danser ou peindre, quelle que soit la forme qu’on donne à cela lorsqu’on est à l’œuvre(1) / à la manœuvre.

Nous y sommes : à la manœuvre, ballotés au fil des courants, on se fraie des passages et de temps en temps on racle le fond, on ramasse tout ce qu’on est, qu’on a été, qu’on voudrait être – cette foule que je suis(2) -, et on s’en fait un ballot. Faut bien faire l’épreuve du réel, se le coltiner, « faire quelque chose ». « Faut le faire » et – faut y croire – « ça va le faire » sont dans un bateau, et si je me jette à l’eau qu’est-ce qui reste ? Eh bien, pour moi, ce triptyque comme trace de mon oui – au moins le temps de le dire – à la vie. Palpitation abstraite-lyrique qui s’assume et assume le risque de la moquerie(3). Je sais mon histoire et celle de quelques autres, je sais quelque chose des millénaires qui m’habitent et des fins sur lesquelles notre modernité a pensé conclure. Mais voilà : les mondes roulent et basculent et je redeviens enfant, j’ai envie d’un matin et que tout recommence. Surgissement, brassage des couleurs, un « jeté-là » qui me surprend, me convainc et m’embarque. Ma célébration vient s’échouer sur la surface d’un premier panneau qui en recueille le tressaillement. Mais je ne veux pas en rester là, je veux donner à la lumière une chair, un corps, une consistance. Or ce n’est pas si simple, l’enfance de l’art. Le second panneau est le lieu d’un conflit. Je veux la lumière de toute force, mais j’ai aussi embarqué l’obscur. Au milieu du combat je dois lâcher du lest, je me rends compte qu’imposer la lumière serait agir selon une représentation, plaquer sur le tableau une image préconçue. Au lieu de quoi il me paraît plus sincère – et intriguant – de prendre le risque d’un combat incertain.

Echec

Alors la peinture pique du nez, terriblement. Zébrée, piquée de banderilles elle manque sombrer et cependant résiste, se minéralise, maintient son appel insensé à une esthétique en même temps qu’il lui est impossible de véritablement prendre forme. Une figure se cherche mais elle est déjouée par l’obscur, le sans fond – l’inavouable, le lâche, le cruel, qu’est-ce je sais de ce qu’on trimballe à notre insu ?… Elle ne tient que dans le désarroi, comme résistance à ce qui la menace. Ce n’est qu’in extremis qu’une volute fait du bleu un liquide qui peut se propager en brume ou nuée dans le troisième panneau, qui s’autorise du piqué pour rejaillir. Alors, si l’obscur n’a pas été évacué, c’est peut-être aussi qu’il a changé de nature. Ce n’est jamais exactement le même qui revient, à condition qu’on laisse se dérouler les cycles du retour. Sous la banalité, une surprise, « …une ébauche ou un germe. Une touche séminale. Une gestation »(4). Au cœur de ce triptyque qui se voulait aérien, j’ai touché terre et ça m’a ouvert un ciel. Du « ça » au ciel, l’échec de la peinture fait qu’elle tient un instant avant de s’évanouir. C’est sur ses marges que cette peinture fonctionne – ce dont elle s’extrait et où elle retourne. La nuit qui la taraude tout au long est acquiescement à son caractère éphémère, dérisoire et futile au regard des éternités qui nous surplombent, tout autant que dans le contexte d’un soi-disant dépassement des esthétiques. Hantée par son impossibilité, la peinture à la fois s’échoue dans sa dissolution prochaine (un quatrième panneau aurait pu montrer le retour de la nuit, muette ou bien traversée du seul bruissement des morts innombrables qui nous ont engendrés). Elle n’aura fait – et c’est sa gloire – que se frayer un nouveau passage. Ne pouvant s’achever dans la figure qu’elle cherche sans la trouver – c’est sa misère – elle est tenue en échec, mais ce ratage ou cette approximation dit à sa manière ce qui fait notre commune condition, et comment la part du sauvage, le chaos et son grondement nous maintiennent vivants, c’est-à-dire dans la ferveur nécessaire aux soulèvements. Car IL FAUT TOUT RECOMMENCER, encore. Et j’en aurais fait l’expérience cette fois-ci au moins : oui, on peut imaginer Sisyphe heureux

« Chromochromie » et après

J’ai évoqué une pyrotechnie, et un fond qui venu des entrailles se serait mué en ciel. Ainsi en peignant j’ai tenté quelque chose qui pourrait s’apparenter à un feu d’artifice. Dans le même temps j’ai vécu une sorte de compagnonnage à l’écoute de Phonophonie, une pièce électroacoustique du compositeur Gilles Racot, en laquelle j’ai trouvé un équivalent sonore à mon geste. J’ai donc intitulé mon triptyque Chromochromie. Le son pour le son / la couleur pour la couleur, magnificence et jubilation, à soi-même sa propre fin. Oser l’art pour l’art, voici qui est encore intempestif et fait du bien. Phonophonie n’est pas disponible en streaming, mais il y a un autre morceau du même auteur que l’on peut écouter sur le web : Ipso, une miniature (3 mn) où l’on retrouve la même patte, les mêmes zébrures aux sonorités de cymbales qui entrelardent et relancent un continuum dynamique, et une finale en scintillement qui ouvre à un silence piqueté d’étoiles. Si vous avez eu la patience de me lire jusqu’ici, il vous reste à faire cette petite expérience qui illustre clairement ce que j’ai essayé de dire: affichez le triptyque en plein écran et lancez l’écoute d’Ipso : http://www.cirm-manca.org/fiche-media.php?me=41&popup=1

 

Louis-Paul

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(1) « Le médecin, l’enseignant, le psychologue, le syndicaliste ont affaire à l’imprévu, au contingent, à la nécessité d’inventer. Face au dés-œuvrement qu’on prétend leur imposer, ils redécouvrent que leur métier appelle l’œuvre. L’idée d’être œuvrier, ou de vouloir l’être, les relie. Et, dans la communauté de ce désir d’œuvre, ils retrouvent naturellement l’artiste. » Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Silvestre, Manifeste des œuvriers (Actes Sud, 2017)

(2) J’emprunte l’expression à Dimiti Bortnikov, Face au Styx (Rivages, 2016). Roman panique, roman éperdu dont la langue explose, gerbe, éructe et colle (comme la glaise aux semelles) au récit d’une errance dérisoire et apocalyptique. Malheureusement trop long, ça tourne au procédé.

(3) Oui, ce triptyque est particulièrement connoté « abstraction lyrique ». Ce qui est censé, du point de vue de l’histoire de l’art, ne plus avoir cours, être frappé d’inanité – et ne parlons pas des thuriféraires de l’art contemporain, qui n’y accorderaient pas une demi-seconde d’attention ! Mais malgré cela, et malgré l’autocritique que cela provoque (ça fait partie de l’obscur, le doute, la fragilité, l’incertitude), j’insiste, je persiste. C’est ma manière d’être intempestif – et joyeux, et généreux. Par ailleurs, s’il y a un art dont je me sens contemporain, ce n’est pas celui qui monopolise ce qualificatif – les arts plastiques – mais le jazz, qui invente sans répudier ni le lyrisme ni le fait, à l’occasion, de taper du pied.

(4)Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy, Dans quels mondes vivons-nous ? (Galilée, 2011)

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