50 ans, ça n’a en soi pas plus de sens que 40 ou 60. D’autant qu’on était trop jeunes pour en être. Des gamins, petits collégiens, bien en peine de comprendre ce qui se passait. Mais ça s’est malgré tout avéré être un commencement. Confus, embryonnaire, mais un vrai commencement, grâce en soit rendue aux aînés qui nous ont déblayé le terrain. Mais pourquoi en parler ici,alors qu’on n’a aucun goût pour le terrain glissant de la nostalgie et qu’on tient par ailleurs à garder la distance avec les mots d’ordre ambiants, dont font partie les commémorations ?
C’est que ne sais pas me défaire de la tristesse ressentie en écoutant récemment le témoignage d’une jeune et déjà « ancienne » de la place Tahrir : « Nous avons raté notre Révolution. J’ai honte de notre échec ». Peut-être que j’ai envie de lui dédier ces quelques évocations. Parce qu’elle et tant d’autres ont été privés de leurs printemps. Parce des palestiniens se font tuer lors des actuelles Marches qui les acheminent vers le cruel 70e anniversaire de leur exil, alors que nous, malgré les exactions de nos « gardiens de l’ordre », n’avons jamais été repoussés à balles réelles. Parce qu’en dépit du verrouillage de pays entiers par des psychopathes avérés et de pathétiques rafistolages ailleurs, le vieux monde est en train de craquer de toutes parts. Parce que pendant ce temps on continue de vendre en douce les armes qui permettent de massacrer les populations du Yemen. Parce que chez nous se multiplient les allergies et résistances à l’amer brouet du startupisme, hypocrite façade doublée d’un état d’exception qui vise à transformer ses opposants en criminels de droit commun. Etc. Parce qu’ainsi et autant qu’hier les conditions seraient réunies pour que tout un pays s’arrête un instant, ébranlé dans ses certitudes autant que relevé de ses résignations, et que chacun puisse espérer choisir en paix son/ses mode/s d’existence. Parce qu’on aimerait bien que les luttes actuelles aient un avenir heureux.
Nous, nous avons eu cette chance, qui avons grandi dans le sillage de 68. On aura bien ensuite été rattrapés par le principe de réalité, mais plus tard, plus tard, on aura eu assez de temps pour y croire ou se faire des illusions et faire semblant d’y croire, et développer notre système immunitaire (au moins, en ce qui me concerne, jusqu’à L’An 01, le film de Doillon et Gébé). La suite heureuse pour nous, par-delà les récupérations et remises au pas diverses qui s’ensuivirent, c’est que nous avons bénéficié d’un terreau propice à l’émergence de notre conscience politique. Ce qui nous aura peut-être évité d’être des abrutis complets… et nous aide à savoir, quand on se regarde dans le miroir aujourd’hui, si malgré les inévitables accommodements on n’a pas trahi ce qu’il nous semblait pouvoir attendre de nous-même sans que cela nous soit dicté du dehors.
Nous étions donc des collégiens et, comme l’a écrit Jean Rouaud (1) : « Nous nous tenions à la périphérie d’un mouvement dont nous sentions l’effet de souffle, lequel nous plaquait comme une bourrasque contre nos vies ». Simplement, à contextes et influences différents, engagements différents. Plus exactement, engagement pour toi, désengagement pour moi. C’est un peu schématique, mais c’étaient les deux grandes options.
Ami Bertrand, tu as témoigné sur Médiapart du fait que « [ton] goût pour l’activisme politique et culturel date de cette période ». Tu décris les échanges avec tes parents, eux-mêmes engagés dans l’éducation populaire, le lycée en grève, tes premières manifestations, les discussions et les lectures qui t’ont permis d’y voir un peu plus clair. Comment cela t’a donné envie de reprendre le flambeau et moi je sais que depuis tu n’as jamais lâché sur le droit à une vie « poïélitique » (2), pour toi et la jeunesse des milieux populaires à laquelle tu t’es consacré. L’estime dans laquelle je tiens cette trajectoire qui me sera restée étrangère est une composante de ce qui nous relie aujourd’hui. C’est un exemple de la possibilité de faire monde en entrecroisant des perspectives qui ne coïncident pas forcément.
De mon côté, difficile d’être plus à l’écart en 68. Jugé turbulent et peu studieux, on m’avait confié à un pensionnat paumé de chez paumé, en Haute-Savoie, pour me « mettre du plomb dans la cervelle ». Établissement privé dont une proportion certaine des personnels, ayant un passé douteux, s’était mis à l’abri du contrôle de l’État. À côté des services religieux quotidiens, une discipline à coups de taloches y était de règle. Nous étions notamment sous la coupe d’un « surgé » (surveillant général, plus tard euphémisé en conseiller principal d’éducation) frustré et taré, qui régnait sur nous par la trouille et des humiliations dont il jouissait sans s’en cacher. Dans cet étouffoir où nous ne savions que faire de notre puberté en émoi, gérer notre survie absorbait l’essentiel de nos énergies. J’avais néanmoins pu observer que mes compagnons de misère étaient issus de deux milieux sociaux bien distincts – ce qui entraînait de subtiles graduations dans le traitement infligé par le surgé – : première prise de conscience des rapports de classe. Il y avait d’une part des fils de bonne famille, voire carrément des aristocrates, fils de diplomates ou de grands industriels n’ayant pas le loisir d’élever leur progéniture ; d’autre part, le bahut s’étant fait labelliser sanatorium, des gars d’origine nettement plus modeste arrivés ici pour soigner leurs poumons fragiles avec l’aide de la Sécu. Tout ça cohabitait sans tensions particulières, simplement il y avait d’un côté des particules et des vêtements chics, de l’autre des roturiers à la mise plus modeste. Et, de ma part, un premier doute sur l’égalité des chances. Issu de la moyenne bourgeoisie, j’étais entre les deux. Une image qui m’est restée : nous ne pouvions pas rentrer chez nous pour les petites vacances (Toussaint, février), mais nos parents pouvaient venir nous rendre visite. Sur le parking fleurissait alors un éventail de belles bagnoles, au milieu desquelles je revois la 2cv de ma mère, qui faisait bravement le trajet. J’en tirais en secret un sentiment mélangé de gêne et de fierté bravache. Il faudrait qu’un jour je choisisse mon camp… Et comme nos garde-chiourmes étaient trop cons pour se rendre compte que nous faire marcher à la baguette était aussi un très bon moyen de fabriquer des réfractaires, la balance penchait déjà un peu.
Côté informations, la soupe était maigre : La Croix et La Vie catholique. Ce qui était surprenant, c’est qu’on nous laissait aussi regarder les infos du soir à la télé. Et, même si elle était à la botte du Général, la petite lucarne était ouverte sur « la chienlit ». Je me souviens d’y avoir vu le trio Cohn-Bendit (3), Sauvageot, Geismar. Ça nous passait largement au-dessus du bonnet, mais de toute évidence il y avait de l’effervescence dans l’air ! Une fois la lucarne éteinte notre cachot paraissait d’autant plus sombre. La journée n’était pas finie : il y avait encore les études du soir… C’est dans ce contexte qu’on a eu notre « moment 68 » à l’intérieur même du collège. Un vrai moment de bravoure, aussi courageux dans notre microcosme, toutes proportions gardées, que celui du gars qui en 89 a stoppé les chars place Tien’anmen. Ouais. On était en pause dans la salle commune. Le surgé tentait une enième brimade contre un copain, un grand gars tranquille et sympa, rien d’un agité. Le copain – qui étudiait Cinna en classe de français – soudain rouge de colère, s’est dressé et lui a jeté cette tirade à la figure, sans trembler, inspiré par la rage :
« Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire / Il faut affranchir Rome, il faut venger un père / Il faut sur un tyran porter de justes coups / Mais apprenez qu’Auguste est moins tyran que vous / S’il nous ôte à son gré nos biens, nos jours, nos femmes / Il n’a point jusqu’ici tyrannisé nos âmes / Mais l’empire inhumain qu’exercent vos beautés / Force jusqu’aux esprits et jusqu’aux volontés. / Vous me faites priser ce qui me déshonore / Vous me faites haïr ce que mon âme adore / Vous me faites répandre un sang pour qui je dois / Exposer tout le mien et mille et mille fois / Vous le voulez, j’y cours, ma parole est donnée / Mais ma main, aussitôt contre mon sein tournée / Aux mânes d’un tel prince immolant votre amant / À mon crime forcé joindra mon châtiment / Et par cette action dans l’autre confondue / Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue. / Adieu. »
Silence absolu dans la salle. Moment unique et inoubliable, le surgé plia et battit retraite, désarçonné. Oh bien sûr il ne s’ensuivit ni chahut ni manifestation, mais quelque chose venait de se passer, l’édifice avait vacillé et c’était à notre portée. Moi – et quelques autres j’en suis convaincu -, nous venions de choisir notre camp. Je n’ai pas revu le copain par la suite, j’ai oublié son nom, mais je lui ai toujours gardé une fervente reconnaissance pour ce moment héroïque et libérateur. À la rentrée 69, rendu au monde du dehors pour mes années lycée, je n’ai eu de cesse de prendre la tangente. Les cheveux longs, l’insigne de la paix en médaillon, les vestes des surplus américains, la fumette, le déferlement de la pop sur fond de manifestations contre la guerre du Vietnam et les discriminations raciales (5)… J‘ai opté pour la pente douce, tendance baba cool (j’ai coupé ma tignasse quand c’est devenu par trop moutonnier), un peu plus tard ce seraient les maisons qu’on retapait les uns chez les autres comme des Robinson, d’éphémères communautés, l’amour libre… demain attendrait. On avait l’immensité du présent.
Voilà, je vous dédie cela, ce en quoi nous sommes en fraternité avec vos luttes, lesquelles nous font obligation de rester sur le qui-vive.

(1) Comment gagner sa vie honnêtement (Gallimard, 2010, p. 163). J’ai retrouvé dans ce récit qui retrace une jeunesse vécue « dans l’onde de choc de mai 68 » beaucoup d’épisodes qui me semblaient tout droit sortis de la mienne. Désabusée mais tendre, la plume de Rouaud est de plus très attachante.
(2) Le mot est de Bernard Lubat, coauteur d’un Manifeste des œuvriers (Actes Sud, 2017).
(3) Quand je pense qu’à l’époque il m’était apparu comme le plus extrémiste, difficile à suivre… alors que les deux autres me semblaient plus modérés et compréhensibles. Je n’ai pu me retenir de penser à lui (et aux lendemains qui déchantent) au détour d’un bref et stimulant opuscule, encore de Jean Rouaud, Manifestation de notre désintérêt (Climats, 2013, p. 29) : « Longtemps on a pensé que la seule voie pour corriger les états désastreux du monde était de s’emparer des commandes du pouvoir. De là, appuyant sur les boutons et actionnant les manettes, il serait possible de modifier la figure des choses, réduire l’injustice, éradiquer la misère. Et quand la prise de pouvoir semble une perspective trop lointaine on invente de se glisser dans ses rouages pour le subvertir de l’intérieur. Mais rien à faire. On ne subvertit que soi-même. Le pouvoir ne change que ceux qui l’ambitionnent, et les change en hommes de pouvoir. Un ʺvertʺ sénateur, ce devrait être aussi un oxymore, eh bien non, c’est juste une version contemporaine du bourgeois gentilhomme. Lequel aurait su profiter des leçons du maître de ballet pour se familiariser avec les ronds de jambe. »
(5) Le hors-série des Inrockuptibles, 1968. 12 mois de musique et de révoltes, rend compte de la créativité musicale de talents qui se sont alors inscrits dans l’histoire. Forcément parcellaire, il ne mentionne pas mon groupe fétiche, Chicago, et LE titre qui pour moi est vraiment emblématique de l’époque : Prologue / Someday, August 29, 1968.