Comme à cloche pied, le…

… crayon hésite, se pose un instant, se reprend aussitôt, tente un trait, un mot. Un brouillon, des notes dans la marge d’une page dont la blancheur appelle quelque chose qui se décidera par-delà nos intentions. L’hôte est capricieux.

Nous aurons l’un et l’autre traversé l’hiver armés de nos carnets. Nous tenons dans la main, au format poche, une seule certitude : les ratures qui attestent de nos veilles, les preuves – l’épreuve ! – de nos itin/errances. Carnets de voyages en douce sous la lampe, bribes de mondes en flocons épars, autant de pistes, autant de promesses de doute1. De page en page un continuum de fugacités, de pourquoi pas, de mais non et de peut-être que si… (Avec pour moi l’avantage sur toi qui écris, que la juxtaposition de mes ratures arrive parfois à faire motif.)

Qu’il était simple, quand nous étions enfants, de sautiller de la Terre au Ciel…

On voudrait avoir aujourd’hui la même légèreté pour vivre dans ce que tu appelles le grand écart des émotions, cette échancrure où faire la place pour que du rien, du presque rien, du pas encore, advienne une trace, une ligne, un horizon. Un évidement, qu’il ne s’agit surtout pas de combler en « s’exprimant » – cette horrible expression -, mais de laisser respirer. Écrire la difficulté à écrire, c’est « imaginer un brouillon qui n’aurait pas pour destin de s’effacer ou de s’écarter au profit d’un résultat, mais qui serait à lui-même son propre advenir et sa propre tension non apaisée »2 ; c’est assumer l’étrange, vertigineuse, torsade du familier et de l’inconnu. C’est, dans l’inachèvement même, voire grâce à lui, être déjà de plain-pied avec l’inespéré, le tant attendu, en rêvant l’Immense (qui n’est pas ce que l’on fait, mais ce à quoi l’on s’ouvre) dans la modestie du premier trait. Dans l’oubli de soi, se vivre tour à tour tumulte et abandon3. « Je » ne saurait en décider.

Il y faut une disponibilité sans limites. Une longue patience, flanquée d’une paresse militante pour couper court à toute « occupation » qui viendrait parasiter l’absolu de notre attente :

« La paresse est sans doute la plus difficile, la plus fatigante façon d’être qui soit. Et l’état privilégié par excellence. Mais impossible à vouloir. On ne veut pas être paresseux. Il ne suffit pas de dormir, de se coucher sur le sable, d’attendre comme éternellement la mort. C’est tout le contraire. L’état nerveux par excellence ; mais incapacité d’épouser quoi que ce soit, de se faire aider, d’entrer dans un engrenage connu. » (Georges Perros)

Voilà qui nous a fait gamberger et conjuguer nos méditations du jour. J’aurai pour ma part préféré l’inconfort de cette vacuité à tout autre engagement dans « le réel », aux garanties que pouvaient me donner des projets, une bonne cause, mon « engagement citoyen ». À l’illusion de savoir où j’allais. J’ai choisi de lever le pied.

Dialogue imaginaire (dans les faits, la décision de me retirer a été accueillie avec compréhension, et même bienveillance) : – Vous avez mieux à faire ? – Oui. – Quoi ? – Rien.

Ou du moins rien de prévisible. Une autre forme d’exil. Une absence ou mieux un excentrement, une excédence à partir de laquelle revenir à soi / ex-IL et retour de la faim, sans fin, comme on revient d’un étourdissement. Se remettre à l’ouvrage est la configuration, à un moment donné, de cette excédence, ex- et danse !, comme la marelle l’est, à un moment de l’enfance, du souverain désir de sauter.

C’est de ce désir que tu écris le TEXTE, SIMPLEMENT.

1« Silence expert j’écris par accident, une promesse de doute ». Bertrand chavaroche, L’Ingratitude faite au soleil (Palais d’hiver, 1992)

2Jean-Christophe Bailly, L’Imagement (Seuil, 2020)

3« Je n’ose vous décrire tous ces états que la peinture me fait traverser ». Aveu surprenant de la part d’une artiste supposée aussi « zen » que Fabienne Verdier (Entretien avec Charles Juliet, Albin Michel, 2007)

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