« Quant au trouble, à surgir depuis toujours comme un pont tremblant sur l’abîme du désir, comment pourrait-il résister à la constante marée d’images qui nous est devenue incontrôlable ? »
« Que reste-t-il de la lumière du désir ? Que reste-t-il de ses éblouissements, de ses ténèbres, de son innocence sauvage ? »1
Ce qui nous fait défaut, ce n’est pas tant de se faire voir – ce maître mot de l’époque -, c’est l’incarnation. Toute chair est dorénavant suspecte,
alors qu’elle seule nous colle au monde. Nous sommes en train de désapprendre les souffles, sons et odeurs partagés, ce qui fait la texture d’un quotidien vécu en commun. Contraints de nous en remettre aux images, à la prolifération des photos et vidéos pour rendre compte du fait que nous sommes toujours vivants, mais sans corps, dans l’aplatissement et le formatage numériques. Chacun/chacune au centre de l’image, dans l’illusion qu’elle nous donne accès au réel, dans l’oubli que celui-ci est fait de toutes les obliques, tous les regards de biais qui lui confèrent son épaisseur. Confusion de la carte et du territoire. Aucun lieu de par le monde qui n’ait été au préalable streetviewé. Le poison (l’irréalisation du monde) serait-il aussi le remède (l’accès à ce qui s’y passe) ? Platon déjà posait la question…
La situation actuelle, dite « de distanciation », exacerbe ce qui de toute façon est en train de nous arriver : nos individualités, devenant multitude statistique dont se repaissent les maintenant célèbres autant qu’obscurs algorythmes, estompent nos singularités, c’est-à-dire ce qui est réfractaire à toute quantification, nos hésitations, nos maladresses, nos générosités, nos moments d’inspiration, ce que nous donnons à corps perdu à notre œuvre, à nos amis, à tous ces inconnus que nous invitons à vivre quelques instants au contact de ce qui nous est le plus cher…
Alors c’est en privé que nous construisons les cabanes censées nous mettre à l’abri des brutalités de la technocratie. Que nous expérimentons nos fatigues et nos fulgurances, ces vertiges à jamais indompables et qui nous font si lointains, si proches. L’atelier, le studio, la scène déserte comme rampes de lancement pour y croire encore. Moi je viens de passer des semaines à patouiller, barbouiller, chercher et ne pas trouver – -ces temps incertains n’y sont pas étrangers -, avant de sortir 2-3 peintures (ci-contre), surgies de je ne sais quelle opiniatreté et dont je ne sais combien de temps elles survivront. Seules ces photos, reflets lisses et acceptables (c’est bien commode, mais est-ce vraiment cela qui est souhaitable ?), alors qu’il nous faudrait faire venir et laisser hurler nos loups en prévision de l’embrasement qui ne manquera pas d’avoir lieu, sitôt que nous serons libérés.
Un monde qui mériterait plus que jamais que l’on s’enlace, il faut le vouloir pour que ça arrive. Et faire de nos retrouvailles avec le réel, une liesse !

1Annie Le Brun et Juri Armanda, Ceci tuera cela. Image, regard et capital, Stock 2021, pages 71 et 107
J’aime beaucoup ces trois peintures.
Hâte de les voir en vrai