« C’est la danse qui est la chose »

J’ai récemment relu quelques pages de Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, dont je vous livre un extrait ci-après. Coïncidence : je venais de commettre ces deux petites esquisses. Inachevées, mal ébarbées, tout juste des brouillons… un « mal fini » qui n’avait rien de prémédité et devait n’être qu’une étape vers quelque chose de plus abouti. Mais en les disposant en vis-à-vis me vint cette injonction : « surtout n’y touche plus, elles dansent toutes seules ! », ça y est, je ne m’en rendais pas compte mais ça y est déjà, elles sont suspendues dans l’imminence de leur envol, danseur et danseuse en attente de qui commencera en premier, tous les deux réunis sans doute par l’horizontale qui délimite le tiers inférieur de la feuille – comme une barre d’appui ou un balancier au moment d’être saisi ? Il n’aurait pas fallu pousser plus loin, c’était trop risquer d’esthétiser et figer cet instant. Mais comment parviennent-elles à danser, si ce n’est par la vibration de notre regard ? N’est-ce pas leur imperfection même qui est le visage de cette attente d’une prise de regard (comme on dit prise de parole) qui va les achever – non pas les finir, mais les remettre en mouvement ?

Par danser, ici, je n’entends pas tant ce qui peut être chorégraphié, mais plutôt et de manière bien plus primitive comment les ondes de chaleur, au plein de l’été, font vibrer l’air et vaciller les sols, transformant les paysages en fantômes qui, tremblant devant nos yeux, brouillent le regard et lui interdisent de se fixer. Si nous sommes disposés à reconnaître qu’elles (ces esquisses) dansent ainsi, nous faisons en miniature une expérience comparable à ce qui nous permet de dire que « quelque chose nous arrive » – et pas simplement « se passe », parce que nous en sommes ébranlés. Ainsi, par exemple, lorsque nous éprouvons de l’empathie pour celles et ceux qui souffrent, que la misère du monde nous effare (c’est bien une danse du diable que la répulsion/fascination qu’exercent les tyrans et leurs visées mortifères), et toutes les fois où l’indifférence n’est plus tenable. Cela vaut aussi, bien sûr et heureusement, pour ce qui nous réjouit. Cela toujours nous surprend et nous soulève. Nous sommes alors au bord de danser. Avec ou sans consentement. Tout dépend de ce que chacun entend par vivre.

Dubuffet : « Herbes ou gens ou toutes choses qui soient ont chacune un masque tout prêt par quoi répondre aux importunes enquêtes, et c’est seulement ce masque qu’habituellement nous connaissons d’elles. La vérité est qu’on ne veut pas être regardé ; chacun, à l’instant de sentir le regard, et avant d’en être touché, tire le rideau peint. Bien attrapé l’indiscret ! S’en retourne avec son rideau peint en croyant tenir quelque chose – n’a rien vu, rien soupçonné, de ce qu’est derrière cela la bête elle-même. Il faut un savoir-faire pour que veuille se montrer la bête et qu’elle danse en votre présence en oubliant qu’on la voit. Il faut danser aussi pour cela ; il faut soi-même aussi oublier qu’on la regarde. Car tout au monde danse et ne fait que danser ; vivre et danser ne font qu’un ; voire même chaque chose n’est à la fin rien de plus qu’une spécifique danse ; c’est la danse qui est la chose. Danser est le fin mot de vivre et c’est par danser aussi soi-même qu’on peut seulement connaître quoi que ce soit ; il faut s’approcher en dansant. Qui n’a pas compris cela ne connaîtra rien de rien. Toutes les fautes viennent de mal danser – de danser raide, trop appliqué, de se regarder danser, de ne pas oublier qu’on danse.Qui danse ne supporte pas le regard, surtout le sien propre. Socrate, ce n’est pas de se connaître soi-même qu’il fallait prêcher, c’est de s’oublier. »

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