Post scriptum / note de lecture : Honte aux artistes ?

« Le sentiment de honte ne pourrait-il pas constituer le point d’ancrage d’une réflexion sur la culture, sur la valeur de pratiques comme l’art, la danse, la musique ou la littérature ? Comment faire en sorte que nous n’ayons pas honte de ce que nous faisons et de la vie que nous menons lorsqu’on les confronte à la vérité de la société et à la dureté de ce qui s’y passe ? Face aux réalités insupportables qui nous environnent, aux systèmes de domination et d’exploitation qui organisent notre monde, n’est-il pas nécessaire que, lorsque nous nous rendons au vernissage d’une exposition, lorsque nous préparons une performance, lorsque nous écrivons un roman, lorsque nous composons, nous nous demandions : mais à quoi cela sert-il ? …En tant qu’artiste inscrit dans ce monde, qu’est-ce que je fais quand je fais de l’art ? Non pas : quest-ce que je crois faire ni qu’est-ce que je dis faire, mais réllement, concrètement ? Ce que je fais va-t-il m’inscrire dans le divertissement, la diversion,la complicité au monde ? (…) ʺQue signifie la littérature dans un monde qui a faim ?ʺ demande Jean-Paul Sartre dans un entretien célèbre où il ajoute qu’en ʺface d’un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids ʺ. Voilà la question qui se pose : à quelles conditions une œuvre fait-elle le poids face à un enfant qui meurt ? (…) La politique est une expérience qui rend la culture insupportable et fait ressentir quasi physiquement le fait que les cérémonies culturelles supposent et construisent une manière d’être qui a quelque chose d’un peu indécent dans nos sociétés. »

Geoffroy de Lagasnerie, L’Art impossible

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J’en étais à ruminer une certaine insatisfaction après avoir publié mon précédent billet, lorsque je suis tombé sur cette lecture dérangeante à la suite de Penser dans monde mauvais, ouvrage qui argumente que face à la « mauvaiseté » de monde il nous faut construire des savoirs et des pratiques « oppositionnels », faute de quoi des revendication comme la gratuité ou le désintéressement de l’art, la seule recherche de la beauté, reviennent à cautionner de fait les critères esthétiques du moment et les institutions – culturelles en l’occurence – qui maintiennent « le système » en l’état. À partir du moment où nous y déposons des œuvres, « il n’y a pas de non-participation possible au monde et donc pas de neutralité ; une ʺpratique apolitiqueʺ est une impossibilité logique ». Pas de demi-mesure. La situation n’en est que plus inconfortable, d’autant que – Lagasnerie le confesse – « ce sont, paradoxalement, les démarches esthétiques qui se veulent les plus politiques qui m’insupportent le plus ». J’en suis d’accord : si les messages ne nuisent pas forcément aux œuvres, ils ne leur apportent rien non plus et ne convainquent que ceux qui le sont déjà, avec un vernis de bonne conscience qui permet à chacun de retourner à ses petits compromis, une fois le spectacle terminé.

Alors, qu’est-ce que je voulais proposer en parlant de « dégagements » comme d’une possible issue à l’alternative engagement / désengagement, et qui ne soit pas qu’un jeu de mots ? Certainement quelque chose qui fasse irruption, comme on débarasse une table encombrée d’un impatient revers de main, pour faire place nette. Dans ma pratique il y a toujours la soudaineté de ce moment initial où tout est à recommencer, et dont la fécondité est imprévisible. Pour autant, jamais je n’oublie que d’un côté je suis pris dans les filets d’une époque qui enfle en catastrophe, de l’autre je suis seul et marginal. Mais entre ces deux versants je cherche un sommet qui en émerge mais d’une certaine manière puisse finir par leur échapper (ce qui ne veut évidemment pas dire que j’y arrive). Puis se pose toujours la question de redescendre. Où, vers qui ? Le jeu de l’art est toujours, au minimum, un jeu à deux ; Duchamp l’a bien dit : « ce sont les regardeurs qui font le tableau ». Au terme d’un dégagement il faut passer la balle. Si ça rate, est-ce par manque d’adresse du lanceur, ou bien à cause de la distraction du destinataire ? Par pudeur laissons la question en suspens…

Par delà mon cas personnel, irruption des œuvres dans des espaces qui ne leur sont a priori pas dédiés, vers des publics qui ne leur sont pas acquis d’avance. L’exemple parfait à mon sens est l’œuvre d’Ernest Pignon Ernest, dont la réputation mondiale est amplement méritée, ainsi que les gestes des nombreux artistes souvent anonymes qui peignent, dansent ou jouent dans les villes ruinées par les guerres. C’est de la confrontation des œuvres avec un environnement étranger, voire hostile, que naît leur puissance politique ; du fait d’être « hors cadre », et non de véhiculer tel ou tel message que l’industrie culturelle se ferait fort de récupérer à son profit. Le courage consiste à exprimer sa singularité à découvert, sans caution. Et c’est un courage du même ordre, avec les conséquences dramatiques que l’on sait, qui a présidé à ce qu’on a appelé « les printemps arabes », appelant à « dégager » les tyrans. Et c’est encore chez nous, face à une violence plus hypocrite, que plus on nous prend de haut plus ça rue dans les brancards. Le mouvement de protestation actuel est un appel pressant à dégager l’horizon ; au lieu de quoi les « responsables » politiques voudraient considérer les citoyens comme de simples variables d’ajustement pour tenter de combler les déficits d’un État qu’ils sont incapables de gérer (c’est-à-dire de gérer dans l’intérêt du plus grand nombre). Dégagez ! Cessez de nous prendre de haut car nous visons plus haut que vous, nous visons à autre chose qu’à survivre : nous visons à la dignité. Et vous nous bouchez la vue. On ne sait pas ce qu’il va en advenir, mais le « maintien de l’ordre » n’aura jusqu’à présent abouti qu’à l’exaspération et à la radicalisation du mouvement.

C’est à mon avis une leçon que les auteurs, les artistes, doivent retenir : il faut viser le plus haut possible, pousser l’exigence jusqu’à ses limites, aller chacun vers sa propre radicalité. La mesurer à l’aune des urgences du temps présent. Et, si on a un peu de chance, donner envie. On a tous expérimenté, au cours d’une lecture, d’une expo, d’un spectacle, ces moments de grâce dont on voudrait ne pas revenir, c’est-à-dire qu’on vive le lendemain, le surlendemain et tous les autres jours au même niveau, avoir une vie aussi belle, aussi intelligente, aussi compréhensive… La détermination des manifestants est à cet égard tout aussi contagieuse.

Alors, bien sûr, aucune œuvre d’art n’empêchera jamais un enfant de mourir. On ne sera jamais quitte de cette question de la honte de ne pas faire assez, ou d’être à côté. Il faut faire avec. Rester intranquilles et que cela nous serve à échancrer le réel, peut-être proposer des formes de beauté malgré tout, de poélitique comme tu dis, qui germent des conflits qui nous traversent et nous rendent solidaires. Pareillement en recherche de quelque chose – une vie – qui en vaille la peine, et qui puisse se partager. J’essaie.

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